Le déclin des repères

"Bonne route". Cet aurevoir là n'avait rien d'ordinaire, il était loin des habituels "à bientôt" ou "à demain" que chacun lançait accompagné d'un geste de la main au moment de partir. C'était le tout premier de la soirée, le tout premier aurevoir d'une longue liste. C'est à ce moment précis que j'ai compris que ces aurevoirs seraient des adieux, que l'heure était venue de souhaiter à tous ces autres une belle route car nos vies ne se croiseraient plus. J'ai regardé S., livide, il n'a rien perçu de mon malaise je crois, je lui ai juste demandé : "alors, c'est fini ? Je ne veux pas dire adieu.". Il m'a répondu en souriant : "Non, on ne se dit pas adieu, on se dit bonne nuit pour commencer !" Et j'ai ris, un peu. Mais en moi, quelque chose venait de se briser. Mon quotidien pendant trois années - ces visages et ces voix surtout, mais aussi les cours le trajet toujours le même les habitudes la machine à café les pauses cigarettes les toilettes de l'école l'émargement chaque matin la bibliothèque et tout le reste- était en train de disparaître et je tremblais en pensant à ces soixante-trois visages que je ne reverrais sans doute jamais. J'ai eu envie de leur hurler de rester, de ne pas bouger, juste une minute, une seule, figer l'instant afin de ne pas laisser le présent s'envoler et devenir un minuscule souvenir. Ce matin, je me suis réveillée avec un goût étrange dans la bouche, de fumée ou de poussière, un goût âcre qui m'a donné envie de vomir. Le soleil se levait à peine et je voyais défiler devant moi la longueur de cette journée qu'il faudrait combler, faute d'obligation, et j'ai pris peur en pensant à toutes celles à venir, de journées vides, d'heures à remplir pour ne pas me laisser envahir par l'absence. J'ai pensé à tous ces stratagèmes utilisés mille fois pour rester dans le déni du manque, du déclin des repères, quelques jours au moins, quelques jours à ne pas voir, de pas mesurer l'ampleur de ce qui est en train de se passer, de se terminer, de se finir à tout jamais, quelques jours à fermer les yeux. Et j'ai compris qu'il était déjà trop tard pour moi, que cette chose brisée depuis longtemps à l’intérieur m'empêchait de ne pas voir, de ne pas réaliser. Il était trop tard, depuis longtemps. Cette sensibilité démesurée fait que ce qui attriste les autres me déchire.

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