ta vie répertoriée

Tu répertories ta vie. Tu immortalises absolument tout et surtout ce qui pour les autres n’a pas d’importance. Tu photographies chaque moment, les paysages, les visages, les marques du temps sur ta peau, des inconnus dans les gares. Tu enregistres les voix, les silences, les musiques. Tu te dis qu’il faut que tu te souviennes des gestes et des expressions si propres à chacun, des parfums, des sensations. Tu notes les choses à faire, les mots lus entendus ou prononcés, les idées qui te traversent, des bouts de phrases qui tournent dans ta tête jusqu’à ce que tu les couches sur le papier, tu notes les faits chronologiquement, les dates et les ressentis. Tu répertories les lieux visités et les trajets effectués, les livres lus et les films vus, les prénoms de tous ceux qui ont croisés ton chemin et des quelques-uns qui ont touché à ton corps. Tu ne laisses rien disparaître. Même les absences tu ne veux pas les perdre. Parfois tu fermes les yeux et du bout des doigts tu ancres son visage dans ta mémoire. Juste au cas où. Tu as peur d’un jour ne plus te rappeler de la texture et de l’odeur de sa peau. Tu voudrais te souvenir de tout. L’oubli t’obsède. Comme si seule la mémoire faisait exister ce que tu vis. Comme si ce que tu oubliais n’avait jamais eu lieu. Tu t’assures que toutes ces choses ont vraiment existé. Ta mémoire correspond au réel, et tu imagines que tout le reste est précipité dans le néant. Tu notes, tu photographies, tu enregistres, tu répertories, compulsivement, et c’est la peur qui guide tes gestes. Tu notes tout de ta propre vie mais rien des événements qui agitent le reste du monde. Pour toi, seul l’intime compte. Tu répertories pour tenir ta vie serrée entre tes mains et ne pas la laisser s’échapper. Tu existes par procuration. Tu ne vis pas l’instant, tu es trop occupée à te fabriquer des souvenirs. Le temps efface tout, tu le sais bien, mais tu retardes de toutes tes forces l’inévitable : un jour toutes ces images des gens que tu as aimé et des heures que tu as vécu disparaîtront de ta mémoire. Et de toi, et de ta vie, que restera-il ?
Tu te demandes : où vont mes souvenirs si je ne m’en souviens pas ?