la photographie

 

Je peux imaginer avec exactitude la photographie.
 
C’est l’un des moments de la journée que je préfère, entre la fin du jour et le début de la nuit, cet entre-deux, même si à cet instant précis nous sommes, je crois, un tout petit peu plus proche du jour encore que de la nuit à venir. Le ciel est rose, puis bleu, je ne sais plus vraiment, tout est si changeant à cette heure-là et le ciel, le ciel surtout, n’en finit pas de nous étonner. On le présume, on le présage, dans quelques minutes seulement la nuit aura gagné et le jour se sera effacé, si rapidement qu’on en sera surpris.
Nous sommes allongés dans l’herbe, côte à côte,
il porte un bermuda bleu marine et un T-shirt bleu marine aussi sur lequel sont dessinés des palmiers.

C'est le premier jour de l’été.
Il a les yeux fermés, il écoute la musique (mais peut-être aussi qu’il pense, à qui, à quoi ?)
Moi, je ne fais que le regarder et cela m’apaise.
Le monde, autour, ne m’atteint pas.
On les a regardés pourtant, tous ces gens, et on a ri devant ces autres qui parfois nous semblent si différents. Devant ce monde auquel nous ne nous sentons appartenir qu’à moitié.
Mais pendant ce moment que je vous raconte – une minute, tout au plus- il n’y a, d’une certaine manière, que lui et moi.
Nous sommes donc allongés dans l’herbe, côte à côte,
son visage tourné vers le ciel et le mien vers le sien.
Parce que la lumière est douce et que je le trouve beau et paisible, j’ai très envie de le photographier.
Je m’assois, je tends ma main vers mon sac et je me ravise, mon bras se replace le long de mon corps en une fraction de seconde, presque malgré moi

(et c’est de peur ici qu’il s’agit)
Je bois et une gorgée et je me rallonge.
Ses yeux sont toujours fermés, mon regard alterne entre le ciel et son visage et soudain,
je revois encore ce moment avec une extrême précision,
il se tourne vers moi, ouvre les yeux et me sourit.
Et c’est un moment si beau que le temps s’arrête.

Je vois exactement la photographie :
au premier plan les brins d’herbes,
au second plan son visage, ses yeux brillants rivés sur moi et son sourire,
à l’arrière-plan les gens, les autres (et peut-être, plus loin encore, le ciel d’été).
La lumière serait douce, à l'image du moment.

Mais cette photographie n’existe pas.
Je ne l’ai pas photographié.
J’ai souri à mon tour et nous nous sommes embrassés.
"Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai." 
[1]

 

 

 

[1] Jean-Luc Lagarce - Juste la fin du monde