Toutes les ombres ne se valent pas

(d'après une idée de T. Vinau)

 

Toutes les ombres ne se valent pas. La mienne est trop grande pour mon corps : elle l’écrase. La vie, à mon sujet, ne s’est pas encombrée de la question des proportions. Un minuscule détail qu’elle a oublié. Tout est là, à sa place, mais pas toujours de la bonne taille. Pas toujours respirable, d’ailleurs, d’avoir des poumons miniatures et un cœur qui prend toute la place. J’ai des jambes trop grandes que je ne sais jamais où ranger et des mains trop petites qui ne savent rien retenir. Mon ombre n’a pas la forme de mon corps. C’est une silhouette bancale, inappropriée, exagérément large. L’ombre qui s’allonge sur le trottoir et se brise à l’ange de la rue, je ne la reconnais pas. Qui pourrait dire qu’il s’agit de la mienne ? Lorsque nous étions des enfants, ma sœur a souvent tracé sur le sol le contour de mon ombre à la craie blanche, et lorsque je m’allongeais dedans, la trace engloutissait mon corps. Je me perdais en elle. Je revois mon corps minuscule essayait vainement de remplir l’espace. Mon corps qui n’a jamais été de taille. C’est à cet âge-là que j’ai commencé à fuir le soleil. Les regards posés sur moi, aussi. Je n’ai jamais rien su expliquer de mes silences à ceux qui s’étonnaient, l’été, de la pâleur de ma peau. Regardez son teint diaphane, chuchotaient-ils, on la croirait malade. Et à mes parents de révéler, toujours à voix basse, mon secret : notre fille refuse de se mettre au soleil, elle a peur que son ombre l’efface… Le soir venu, dans la chaleur des draps, je grelottais. Mon ombre, même lorsqu’on ne la voyait pas, me tenait froid. Je vivais un temps inquiet. Je tremblais de froid et de peur, aussi, devant l’obscurité qui occupait tout l’espace de ma chambre et grandissait jusqu’à devenir opaque. Mon corps était secoué de sanglots silencieux devant cette pénombre que je pensais être l’ombre de la nuit. J’étais terrorisée à l’idée qu’elle puisse m’engloutir, et ne jamais me rendre à l’aube. La peur du noir ne m’a jamais quittée. Mon ombre, elle, a grandi avec mon corps. Je la fuis comme je peux. Mais lorsqu’elle m’attrape, elle s’installe. Une noirceur entêtante, dense, étouffante. D’où vient-elle, cette ombre qui s’obstine jusqu’à éteindre mon regard ? Lorsqu’elle surgit, elle ne s’installe pas dans mon dos, non, elle s’installe à l’intérieur de moi. Mon ombre s’immisce, se glisse sans un bruit puis devient celle que je suis. Elle m’assiège. Pendant un temps parfois court, parfois long, elle loge là, dans mon corps, entre deux respirations. Je vis alors dans l’ombre d’une ombre. S’il vous plait, ne posez plus de question sur la blancheur de ma peau. Et si certaines heures dessinent des cernes sous mes yeux, il ne s’agit là que de la trace sombre de l’ombre qui parfois, enfermée au-dedans de moi, se hisse jusqu’au bord des paupières pour attraper un peu de la lumière qui toujours, vient du dessus. Ne cherchez plus pourquoi parfois je suis si sombre : c’est que l’ombre de moi-même est tombée au-dedans de moi.