Les pierres sont des fossiles de cris d’oiseaux

(d'après une idée de T. Vinau)

 

 

Les pierres sont des fossiles de cris d’oiseaux. Des vestiges silencieux de ce qui ne l’était pas. Nous sommes peu de grandes personnes à savoir cela. Que les pierres sont à la terre ce que les cris d’oiseaux sont au ciel. Celui qui se souvient ne regarde plus les pierres de la même manière. Ni le reste, d’ailleurs. Le regard qu’il pose sur le monde tout entier s’en trouve modifié, agrandi. Ce sont les enfants qui connaissent le mieux ce secret-là. Ils le découvrent, le gardent un temps, puis souvent l’oublient. L’enfant qui lance une pierre fait résonner l’écho d’un cri mort depuis si longtemps. Il fait revivre le fantôme de l’oiseau en même temps que son cri. Mais dans ce geste, l’enfant ne voit pas la mort, il entend le cri. Le cri : intact, vibrant, vivant. L’écho dure longtemps. Comme celui d’un cri longtemps étouffé au fond d’une gorge et enfin libéré. Je pense à nos corps qui savent si mal crier et gardent en eux tellement de mots qui ne seront jamais dits. L’enfant qui fait glisser les galets entre ses doigts orchestre une symphonie. Il tient dans sa petite main une collection de cris de toutes sortes : moineau, mouette, passereau, hirondelle, mésange, coucou, corbeau et colibri. Les galets s’entrechoquent, les voix se parlent et se répondent. La voix joyeuse de l’enfant se mêle à celles des oiseaux et ce bouquet de rires va chatouiller les nuages. Les cris écorchés par un silence trop long se défroissent dans les airs. La petite main lance les cris dans le ciel comme on lancerait des cendres au-dessus de la mer.

Ce sont le regard et la main de l’enfant qui libèrent les cris et sauvent les oiseaux de l’oubli.

Le regard et la main de l’enfant.

Il faudrait nettoyer nos yeux à grandes lapées de lumière. Laver notre regard. Affûter notre ouïe. Changer d’angle.

Les pierres sont comme les étoiles : des témoins d’une lumière ou d’un cri mort depuis longtemps. Une trace. Une trace de souvenir. Ce qu’il reste de ce qui n’est plus. Mais comment deviner, qu’enfermés là. Comment savoir.

 

La seule fois de ma vie d’adulte où j’ai entendu le cri d’un oiseau disparu, c’était un matin d’hiver. J’ai trouvé le caillou au bord d’un chemin. Il était rond, lisse, de la couleur exacte de ses yeux. Ses yeux qui venaient de me quitter. Un gris couleur d’orage. C’est à cause de sa couleur que mon regard s’est arrêté là, sur le caillou. Il ne pesait pas très lourd dans ma poche. En entendant la voix fluette de l’oiseau, je n’ai pas tout de suite compris que le son venait de là, de la poche de mon manteau. C’était le cri minuscule d’un rouge-gorge éteint depuis très longtemps. Ça n’a duré que quelques secondes. Le silence qui a suivi, en revanche, a duré très longtemps. L’écho du souvenir. Je me suis souvent demandé si je n’avais pas rêvé. J’ai compris beaucoup plus tard pourquoi j’ai entendu le rouge-gorge, ce matin-là : le chagrin avait déconstruit le regard que je posais sur le monde. Autour de moi, plus rien ne tenait. Toutes les larmes versées après son départ avaient lavé mes yeux. C’était la peine immense provoquée par la fin de notre amour qui avait rendu possible l’apparition du miracle. Sur le chemin du retour, j’ai déposé le caillou devant sa porte. Je n’ai jamais su si dans sa main, il a tenu un caillou de la couleur exacte de ses yeux, ou le cri minuscule d’un rouge-gorge éteint depuis très longtemps.