La lumière fait claquer des vitres

(d'après une idée de Thomas Vinau)

 

La lumière faire claquer des vitres. Des portes, aussi, parfois. Celles que l’on oublie de refermer derrière soi et qui abritent des pièces qui ne doivent pas rester ouvertes. Ces pièces qui renferment des secrets ou des souvenirs. Les souvenirs se faufilent parfois en vous sans un bruit et s’installent là, quelque part dans la poitrine, pour peu à peu tisser devant vos yeux un voile qui obscurcit votre regard. Ils sont cette douceur à l’arrière-goût amer dont on ne sait pas très bien comment se protéger, ni même s’il le faudrait.

Dans cette maison, la lumière me suit comme une ombre. Elle sait qu’ici la nostalgie me guette, tapie dans un coin de chaque pièce, cachée dans l’obscurité comme un petit animal sauvage et triste. Elle tient la main à mon enfance. Mon enfance qui est ici partout chez elle, puisqu’elle vit encore dans ce lieu que moi, j’ai quitté. La maison et moi, nous nous connaissons par cœur. Je l’ai habitée et elle m’a regardé naître et grandir. J’ai encore sous la peau des petits morceaux d’elle. Alors peut-être serait-il juste d’écrire, finalement, que nous nous sommes habitées l’une l’autre.

 

La lumière fait claquer les portes. Elle cloisonne. Elle sait que les lieux parlent, et que chaque pièce a beaucoup à dire. Elle veille à ce que celui qui ouvre les portes ne s’aventure pas trop loin. Personne ne sait très bien où les souvenirs peuvent nous mener. A quelle lisière. Nul n’est jamais revenu pour témoigner de ce qu’il a trouvé de l’autre côté. La mélancolie. La folie. L’épiphanie. Personne ne sait. Alors partout, autant qu’elle peut, la lumière fait entendre sa voix. Elle fait claquer portes et fenêtres. Comme une mise en garde. Elle tente de protéger ceux qui, regards tournés vers le passé, menacent de se brûler à vouloir trop voir. Elle a toujours fait cela, dans tous les lieux du monde. Assise tout au bord du temps, les pieds balançant dans le vide, elle veille du notre mémoire.

Chaque pièce de la maison est un petit théâtre. Partout des objets qui racontent une histoire. Des odeurs qui nous projettent dans un temps qui a disparu. Des bruits familiers qui nous rappellent un quotidien qui n’existe plus. Chaque pièce est le vestige d’un passé que notre regard ramène à la vie le temps d’un souvenir. Notre mémoire est comme une bibliothèque dont chaque souvenir serait un livre. Mais qui décide de ce que l’on retient et de ce que l’on oublie ? Et pourquoi oublie-t-on, pour échapper à quoi ? Je me demande parfois : où vont tous ces souvenirs perdus, où logent-t-ils ? Sont-ils là, quelque part dans notre corps, n’attendant qu’une étincelle pour être ramenés à la surface de la conscience, ou sont-ils perdus à tout jamais, disparus, évanouis dans le néant ?

Quelle trace chaque instant laisse-t-il en nous, sous notre peau ?

 

La lumière fait claquer des vitres. Elle entre et sort à sa guise. Un rendez-vous entre elle et elle. Elle sait ce qu’elle a à faire, quand prévenir et fermer ce qui est resté ouvert. Elle fait claquer : c’est là son langage. Son cri. Ce matin, elle s’engouffre bruyamment par les carreaux sales pour inonder le salon. La poussière danse sous son regard. La lumière vient m’avertir du danger. Elle arrive toujours ainsi, bruyamment, pour se faire remarquer. A l’inverse, elle s’en va toujours sans un bruit. Elle s’éclipse. Ce matin, elle est là pour moi. Je comprends que je m’approche un peu trop près d’on ne sait quelle bordure. Que je cherche trop, et qu’à trop chercher, je pourrais tomber. Glisser dans un passé qui m’effacerait du présent. Elle ne reste qu’une poignée de secondes avant de repartir, froissant à peine l’air et me rendant au silence dans mon corps d’adulte comme dans un vêtement trop grand.

J’ai entendu le cri de la lumière.

Demain, dès l’aube, je quitterai sur la pointe des pieds ce lieu qui m’a élevée.

Je fermerai dans mon dos portes et fenêtres,

emportant dans mes poches quelques souvenirs pour m’en tisser une couverture.